Quand le peuple chamboule les mots

L’étymologie populaire est un phénomène fascinant : en rapprochant deux mots qui se ressemblent par leur forme ou leur sens, les locuteurs créent une nouvelle explication… souvent fausse, mais qui finit parfois par transformer la langue.

Deux effets principaux :

  • Changer le sens d’un mot : par exemple, beaucoup croient que morbide signifie « relatif à la mort » à cause de sa ressemblance avec mort, alors qu’il vient du latin morbidus, « maladif ».
  • Changer la forme d’un mot : ainsi, infarctus est souvent prononcé infractus, comme si l’on parlait d’une « fracture du cœur ».

Voyons quelques cas où le peuple a réellement chamboulé les mots.


Le chat-huant : un hibou qui miaule

Au XIᵉ siècle, le hibou se disait javan. Le mot évolue en choan, puis en chauan. Au XIIIᵉ siècle, apparaît chat-huant. Pourquoi ? Parce que son cri rappelait celui d’un chat qui hue. Par ressemblance sonore, le hibou s’est transformé en chat-huant.


La choucroute : du chou mais pas de croûte

L’alsacien surkrut (« chou fermenté ») est emprunté en Suisse romande au XVIIᵉ siècle sous la forme surcroute. Arrivé en France, le mot devient sorcrotte, puis choucroute.
La deuxième syllabe a été associée à « croûte » par étymologie populaire : puisque le plat contient du chou, il devait forcément contenir aussi une « croûte ».


De la coutepointe à la courtepointe

Coudepointe venait de coute (« lit de plumes ») et de pointe (de poindre, « piquer, coudre »). C’était une couverture piquée. Mais le mot a été rapproché de court, par analogie : la couverture n’était pas immense, donc c’était une « courte-pointe ».


Fainéant, ou le feignant corrigé à tort

En ancien français, feignant (participe présent de feindre) signifiait « se dérober à une tâche ». Le mot était correct. Mais l’imaginaire collectif a voulu comprendre qu’un inactif « fait néant » : on a créé fai-néant. Cette erreur a supplanté la forme régulière.


Du forsborc au faubourg

Vers 1200, forsborc désignait la partie d’une ville située hors de l’enceinte (fors = « hors », borc = « bourg »). Avec le temps, on a rapproché fors de faux. Un faubourg est donc devenu un « faux bourg » : une interprétation fausse, mais logique.


Forcené : quand la force s’invite

L’adjectif forsenede (vers 1050) signifiait « hors de raison », de for- (« hors de ») et sen (« sagesse »). Quand le mot sen a disparu du français, on n’a plus reconnu sa présence dans forsené.
Le peuple a réinterprété le mot comme lié à force. Ainsi, le forcené est devenu celui qui déborde de force.


La girouette : du nordique au français

Le mot normand wirewire, issu du vieux norrois veðrviti (« instrument à vent »), a été oublié dans son origine scandinave. En français, on l’a rapproché de girer (« tourner »), pirouette et rouet. De wirewire, on est donc passé à girouette.


Infarctus → infractus

Beaucoup prononcent infractus, par analogie avec fracture. L’étymologie populaire imagine une « fracture du cœur », alors que le mot vient du latin infarctus, « farci, rempli » (allusion à une obstruction).


Morbide : de la maladie à la mort

Le mot vient du latin morbidus, « maladif ». Mais par ressemblance avec mort, nombre de locuteurs croient qu’il signifie « relatif à la mort ». Une erreur tenace, héritée d’un rapprochement trop séduisant.


Cerf-volant : du serpent au cervidé

À l’origine, on parlait d’un serp-volant (« serpent volant »), créature imaginaire. Mais le mot a été réinterprété par le peuple : on a cru qu’il s’agissait d’un cerf-volant, probablement en raison de la ressemblance sonore. L’animal fabuleux a changé de nature.


Paresseux : de la lenteur à l’inaction

Le latin pigritiosus signifiait « lent, engourdi ». Passé en français, le mot a pris la forme paresseux. L’étymologie populaire a accentué le lien avec l’idée moderne d’oisiveté : quelqu’un qui « reste paresseusement ». Le sens s’est donc déplacé.


Hérisson : l’animal hérissé

Issu du latin ericius (« porc-épic »), le mot a été rapproché de hérisser. L’image des piquants dressés a imposé ce lien dans l’esprit populaire, donnant au mot son apparence actuelle.


Cagoule : du capuchon à la rusticité

Venant du latin cuculla (« capuchon »), le mot a été transformé par rapprochement avec caguer (« faire ses besoins »). Parce que ce vêtement simple évoquait une rusticité populaire, le mot a pris une coloration péjorative.


L’étymologie populaire agit comme un réparateur spontané de la langue : elle cherche à rendre les mots plus transparents, plus « logiques », même si ce n’est pas leur véritable histoire. Certains de ces bricolages sont restés marginaux (infractus), mais d’autres ont triomphé : qui songerait aujourd’hui que la choucroute ne contient pas de croûte, ou qu’un cerf-volant était autrefois un serpent ?

Forme ancienne / étymologiqueDéformation par étymologie populaireForme moderneSens actuel
javan → choan (« hibou »)Rapproché de « chat » + « huant »chat-huantHibou nocturne
Alsacien surkrut (« chou fermenté »)Interprété comme « chou + croûte »choucroutePlat de chou fermenté
coutepointe (« couette cousue »)Influencé par « court »courtepointeCouverture piquée
feignant (de feindre = « se dérober »)Reanalysé comme « fait néant »fainéantParesseux
forsborc (« hors du bourg »)Associé à « faux »faubourgQuartier hors de la ville
forsené (« hors de raison »)Rapproché de « force »forcenéFou furieux
wirewire (ancien normand, « instrument à vent »)Rapproché de girerrouetpirouettegirouetteIndicateur de vent (ou personne changeante)
infarctus (latin = « rempli, obstrué »)Prononcé infractus, associé à « fracture »infarctusObstruction artérielle
morbidus (latin = « maladif »)Rapproché de « mort »morbide« Maladif », puis « malsain » (faussement perçu comme « mortel »)
serp-volant (« serpent volant »)Entendu comme « cerf-volant »cerf-volantInsecte (lucane) ou jouet volant
pigritiosus (latin = « lent, engourdi »)Renforcé par « paresse »paresseuxOisif, indolent
ericius (latin = « porc-épic »)Rapproché de « hérisser »hérissonAnimal couvert de piquants
cuculla (latin = « capuchon »)Déformé par rapprochement avec caguercagouleCapuchon couvrant la tête