Pour différentes raisons, certains verbes ont changé de physionomie au fil du temps. Souvent, la cause en est une volonté d’alignement de leurs formes sur celles d’autres verbes. Comme on va le voir, ce phénomène a affecté quasi uniquement des verbes du troisième groupe, qui est décidément le lieu de toutes les surprises.

Bruire est un verbe très ancien, mais cela fait environ trois siècles qu’on ne l’emploie presque plus qu’à l’infinitif, le pauvre. Il faut dire que sa conjugaison est assez difficile et que, curieusement, les écrivains qui l’emploient encore le conjuguent comme s’il avait la forme bruissser, néologisme créé à la fin du XIXe siècle. On notera toutefois que bruire nous a laissé son participe présent, devenu l’adjectif bruyant, et que ce même participe a servi à créer le nom bruissement.

On croit souvent que le mot courre, présent dans l’expression chasse à courre, est un nom, mais il n’en est rien : il s’agit du verbe courre, « poursuivre une bête », ancienne forme de notre courir. Pendant quelques siècles, les deux formes ont été utilisées en même temps, puis, au XIIIe siècle, courir l’a emporté sur courre. Celui-ci, qui n’allait probablement pas assez vite, a donc disparu.

L’ancien français connaissait le verbe luisir, qui signifiait « luire ». Sa conjugaison était identique à celle de notre contemporain luire, mais son infinitif devait déplaire à nos ancêtres car ceux-ci, à partir du futur je luirai, ont refait son infinitif, qui devint luire.

Il y a fort longtemps, maudire avait la forme maleir. Mais celle-ci ne survécut pas à la concurrence que lui fit maudire dès le début du XIIe siècle, et ce dernier s’imposa.

Le latin mugire, « mugir, beugler », avait donné en ancien français la forme muir, aussi graphiée muire. Toutefois, quelqu’un dut penser que ce verbe n’était guère esthétique, et l’on décida de s’en tenir à une simple francisation de la forme latine : ainsi naquit mugir.

Tout comme luisir, nuisir, « faire du tort », a vu son infinitif modifié pour l’aligner sur son futur je nuirai. Il prit donc la forme nuire, qui nous est familière.

L’ancien français avait connu les verbes paroitre et paroir, tous deux signifiant « paraître ». Paroir a vécu jusqu’au XVIe siècle, puis paraître, dérivation de paroitre, l’a évincé.

Attesté durant la première moitié du XIIe siècle, le verbe plaisir, « plaire », est utilisé comme infinitif jusqu’au XIIIe siècle, ce qui fait une courte vie : très tôt, plaisir a été employé comme nom et, finalement, le verbe plaisir disparut, remplacé par la forme plaire.

Ancien lui aussi, le verbe puir s’est employé jusqu’au XVIIe siècle, mais de moins en moins fréquemment. Pendant ce temps, la forme puer s’imposait, probablement parce qu’il est toujours plus facile de conjuguer un verbe du premier groupe qu’un verbe du troisième groupe.

Comme on l’a déjà vu, les mots s’influencent entre eux. C’est ainsi que le verbe d’ancien français taisir, « se taire », a été concurrencé par la forme taire, refaite sur le modèle je fais > faire : puisque la première personne du présent de taisir était je tais, l’infinitif devait devenir taire. Taisir et taire ont vécu côte à côte, puis taire l’a emporté, comme nuire et plaire avaient vaincu nuisir et plaisir.

Botte, nabot et sabot

L’ancien français connaissait l’adjectif bot, « de petite taille » et « affligé d’un pied bot » (vers 1165). Bot devint le nom botte, « chaussure montante, souvent grossière » (vers 1195) : au Moyen Âge, une botte n’était pas une chaussure de qualité. Mais bot devint aussi le nom bot, « chaussure » (1564), qui, par croisement avec savate, produisit le mot sabot, attesté en 1512. On peut donc dire que sabot est un mot-valise, puisqu’il est le produit du croisement de deux mots. Cependant, l’aventure de bot n’était pas terminée. En s’unissant avec nain, bot a donné nabot (1549), qui est une sorte de pléonasme, car nabot signifie littéralement « nain de petite taille ». Cela n’a rien d’étonnant, le pléonasme étant arrivé encore et encore par plaisanterie ou par inattention, un petit nain.

Boyau, crazy, écrabouiller et écraser

À l’origine de cette famille se trouve le nom féminin buele, « entrailles », attesté vers 1100. Ce nom prend ensuite le genre masculin, change de forme et de sens et devient boiel, puis « boyau », vers 1160 ; sa forme définitive boyau est attestée vers 1340. Mais la forme boiel ne disparut pas totalement, car elle produisit le verbe esboillier, « étriper », attesté au XIIe siècle. Esboillier lui-même eut sa propre descendance : il s’unit avec écraser et donna en 1535 le verbe escarbouiller, « écraser, broyer », qui deviendra escrabouiller en 1578, puis écrabouiller tel que nous le connaissons. On notera avec intérêt que le verbe écraser est d’origine anglaise, puisqu’il provient du verbe de moyen anglais to crasen, « briser » (vers 1440), lequel eut pour dérivé l’adjectif crazy, attesté en 1576 avec le sens de « maladif », puis en 1617 avec celui de « fou », que lui connaissent tous les anglophones. Crazy est donc frère d’écraser. N’est-ce pas un peu fou ?

Chignole et cigogne

Le nom du bel oiseau qu’est la cigogne (1113) remonte au latin ciconia, probablement par l’intermédiaire de l’ancien provençal. Mais ciconia a aussi donné le nom d’ancien français cigoigne (1190), qui avait pour sens « trébuchet pour prendre les animaux ». En Normandie et en Picardie, cigoigne prit la forme chignolle (1753). Après avoir eu divers sens techniques, chignolle est enfin attesté en 1919 sous la forme chignole qui nous est familière, et avec le sens de « manivelle ».

Empoté et potelé

En ancien français, l’adjectif pote, attesté à la fin du XIIe siècle, signifiait « gauche, maladroit ». L’idée de gaucherie a très vite abouti à celle d’enflure puisque, exactement à la même époque, le dérivé potelé fait son apparition, avec le sens de « aux formes pleines et arrondies » que nous lui connaissons toujours. Il fallut toutefois attendre 1867 pour trouver empoté, « gauche et maladroit », autre dérivé de pote, dans un dictionnaire.

Étage et stage

Verbe d’ancien français, ester signifiait « être debout » et « se trouver quelque part ». Il donna le nom estage, qui eut plusieurs sens : « demeure » (vers 1100), « position, situation » (vers 1135), que l’on retrouve dans l’expression de bas étage, puis « espace entre deux planchers » (1155). Le nom estage prit ensuite la forme étage que nous lui connaissons. Parallèlement à cette filiation, comme les lettrés médiévaux aimaient bien créer des mots en latin, ils transformèrent estage, devenu estagium, en stagium et lui donnèrent le sens de « résidence, demeure ». Cette création latine estagium fut francisée et devint le nom stage, qui signifia tout d’abord « séjour qu’un nouveau chanoine doit faire dans son église » (vers 1630) puis « période transitoire de formation » (1783). L’évolution sémantique s’est donc faite de cette façon : on est passé de l’idée de « demeure », présente à l’origine dans estage, à celle de « séjour », puis à celle de « séjour probatoire » et de « période de formation ». Cela reste tout de même assez étonnant.

Look, lucarne et reluquer

Le verbe germanique *lokjan avait, entre autres mots, donné le verbe de moyen néerlandais loeken, « regarder, épier ». Ce verbe loeken passa ensuite en ancien français, par les régions du Nord de la France, et donna luquier, « regarder », attesté au XIIIe siècle. En 1730, luquier fournit le dérivé reluquer, « regarder avec curiosité ou convoitise ». Mais *lokjan ne s’était pas arrêté en si bon chemin : il avait émigré vers les îles britanniques où il devint le verbe d’ancien anglais locian, « regarder, voir, épier », qui prit ensuite la forme to look, « regarder ». Reluquer et look sont donc frères. Qui l’eût cru ?

Piscine et poisson

Le lecteur va probablement être fort étonné, mais les premières utilisations de piscine font état d’un sens bien différent de celui avec lequel nous employons ce nom. Emprunté au latin piscina, « vivier » puis « bassin », et attesté en français vers 1190, piscine désigna d’abord un bassin où, à Jérusalem, on purifiait les victimes pour un sacrifice. Puis il signifia « bassin dans lequel on se purifie » vers 1225. Longtemps, piscine a désigné des bassins en rapport avec un culte religieux, avant de prendre les sens suivants : « réservoir à poissons » (1505), « vaste bassin rempli d’eau pour se baigner » (1555), « bassin d’un établissement thermal » (1854), et enfin « bassin où l’on fait des exercices de natation » (1892).

Mais d’où provenait le latin piscina ? La réponse est simple : il s’agit d’un dérivé du nom latin piscis, « poisson », évidemment à l’origine de notre poisson français, qui eut tout d’abord la forme peis ou pois, puis la forme pescion vers 980, avant de prendre celle que nous lui connaissons. On constate donc que piscine et poisson sont frère et sœur. Au fond, c’est logique.

Set et secte

Emprunté au latin secta, « ligne de conduite, suite, parti, forme », le nom secte apparut en français vers 1155 sous la forme siecte, avec le sens de « doctrine ». Vers 1230, il prit la forme sete, qui signifiait « groupe de personnes partageant une doctrine religieuse », mais aussi « suite, séquence ». Sete, « séquence », traversa la Manche et devint le nom set, « secte religieuse » (fin du XIVe siècle), puis, en se croisant avec le verbe to set, « établir, fixer », ce nouveau nom anglais set signifia aussi « ensemble d’objets » (vers 1450), ce qui continuait le sens de « séquence, suite ». Comme le français adore reprendre à l’anglais les mots qu’il lui a donnés, il s’embarqua de nouveau et revint sur le continent : en 1833, set est attesté en français avec le sens de « clan, groupe de personnes », en 1893 avec celui de « division d’un match de tennis », puis en 1950 avec celui de « napperon individuel d’un service de table ». L’étude des familles de mots procure toujours de belles surprises.

Toast, toaster, torréfier, torrent et torride

Le verbe latin torrere, « sécher, dessécher », eut une grande famille en français, mais pas uniquement. À partir de son participe passé tostus, le latin créa un nouveau verbe, tostare, de même sens, qui donna à son tour le verbe d’ancien français toster, « rôtir » (XIIe siècle). Toster avait donné le nom tostée, « tranche de pain grillée » (vers 1228) ; il a disparu depuis longtemps, mais il n’a pas été perdu pour tout le monde : nos voisins anglais nous l’empruntèrent, créant ainsi le verbe to toast, « brûler, griller » (fin du XIVe siècle). Généreusement, ils nous laissèrent le récupérer, puisque tosté, « grillé » (1957), et toaster, « griller » (1973), sont attestés en français.

Mais, surtout, ce verbe to toast, « brûler, griller », donna le nom anglais toast, « tranche de pain grillée » (vers 1430), qui prit vers 1700 le sens de « action de boire à la santé de quelqu’un » : une ancienne tradition anglaise consistait à tremper un morceau de pain dans son verre de vin. To toast prit ainsi un second sens, celui de « boire à la santé de quelqu’un » (1700) ; il traversa la Manche à son tour et devint le verbe français toster, « boire » (1745), que l’on n’emploie plus guère. Cependant, cette coutume anglaise plut à nos ancêtres, qui créèrent le nom français toast, « fait de boire à la santé de quelqu’un » (1734), puis « tranche de pain grillée que l’on trempe dans du vin » (1750). Santé !

Torrere, pour en revenir à lui, avait naturellement un participe présent. Celui-ci était le mot torrens, qui devint nom et signifia « cours d’eau qui se dessèche ». Emprunté par le français sous la forme torrent (vers 1150), il signifia rapidement « courant d’eau impétueux » (1273).

Mais ce n’est pas tout : torrere donna en latin l’adjectif torridus, « desséché, sec, aride », qui prit la forme torride en français (1495), avec le sens que nous lui connaissons toujours.

Et ce n’est toujours pas fini ! Tostus, vu au début de cet article, avait aussi donné l’adverbe de latin populaire tostum, qui a dû signifier « chaudement », puis « promptement ». En très ancien français, vers 881, tostum prit la forme tost, qui devint ultérieurement… tôt. Voilà qui est inattendu.

Enfin, torrere s’associa au verbe facere, « faire », formant ainsi le verbe torrefacere « torréfier, dessécher », que le français emprunta et adapta sous la forme torréfier (vers 1520).

Avec tout cela, on a le choix : se faire un café, porter un toast à quelqu’un, ou plonger dans un torrent. Quelle famille !