Verbes disparus, dérivés survivants

La langue française regorge de vestiges de mots disparus. Certains verbes d’ancien ou de moyen français n’ont pas traversé les siècles : ils se sont éteints, parfois dès le Moyen Âge, parfois plus tard. Mais ils n’ont pas disparu totalement : ils nous ont laissé des formes dérivées (participes, noms, adjectifs) que nous utilisons encore au quotidien.

Voici une galerie de ces verbes fantômes, dont les descendants continuent de vivre parmi nous.


Aberer → aberrant

Emprunté au latin au XVIᵉ siècle, aberer signifiait « s’écarter, s’égarer ». Le verbe survit jusqu’au XIXᵉ siècle avant de disparaître, malgré les tentatives de quelques auteurs de le maintenir. Son participe présent aberrant apparaît en 1842, d’abord perçu comme un néologisme. Aujourd’hui, il est courant et désigne ce qui « sort du raisonnable ».


Apencer → guet-apens

À partir de penser, l’ancien français avait créé apens(er), « concevoir par la pensée ». Ce verbe a disparu, mais son participe passé apensé a survécu dans l’expression de guet apensé (« avec préméditation »). Cette locution s’est figée dans le nom guet-apens, toujours employé pour désigner un piège ou une embuscade.


Béer → béant, bouche bée

Béer est une variante de bayer, « être grand ouvert ». On ne le rencontre plus qu’occasionnellement en littérature. Mais ses participes ont survécu : béant (un gouffre béant) et bouche bée. Ainsi, même disparu, le verbe continue de se deviner dans nos expressions.


Bienvenir → bienvenu, bienvenue

En ancien français, bienvenir signifiait « accueillir avec bienveillance ». Le verbe s’est effacé, mais son participe passé bienvenu et son féminin bienvenue se sont autonomisés. Aujourd’hui, ils désignent ce qui est accueilli favorablement, preuve que l’idée a survécu sans le verbe.


Déchoir → déchu, déchéance

Le verbe déchoir, « tomber d’un état », a quasiment disparu : on le retrouve seulement dans être déchu de ses droits. Il a néanmoins laissé de solides héritiers : déchu et déchéance. Le nom est resté vivant, particulièrement dans le vocabulaire juridique et moral.


Délinquer → délinquant

Le moyen français avait forgé délinquer à partir du latin delinquere, « commettre une faute ». Le verbe a disparu sans bruit, mais son participe présent délinquant s’est substantivé et a pris une place durable dans le vocabulaire du droit pénal.


Desarreier → désarroi

Le verbe desarreier signifiait « mettre en désordre ». Oublié depuis longtemps, il nous a transmis désarroi, qui désigne d’abord le désordre matériel, puis surtout le trouble moral, l’incertitude. Un héritage lexical encore bien actif.


Échoir → échéant, échéance

Échoir signifiait « arriver par droit ou par destin » et se rencontre dès l’ancien français. Le verbe ne s’emploie plus, sauf à l’infinitif ou dans des formules figées. Mais il nous a laissé échéant (« le cas échéant »), échu (« à terme échu ») et échéance.


Florir → florissant

Florir concurrençait fleurir et s’employait surtout au figuré. Resté marginal, il a fini par disparaître. Mais il a laissé florissant, très utilisé pour qualifier une économie ou une période prospère.


Forfaire → forfait

Très ancien verbe attesté dès le Xe siècle, forfaire signifiait « commettre un délit ». Il est tombé en désuétude, mais son participe passé a donné forfait, nom qui garde encore aujourd’hui l’idée de faute ou de crime, mais aussi, par extension moderne, celle de contrat (forfait téléphonique).


Forsenier → forsené

Forsenier signifiait « rendre fou furieux ». Disparu très tôt, il a laissé forsené, utilisé comme nom ou adjectif. L’adjectif conserve l’idée de fureur et d’excès.


Se forboire → fourbu

Le verbe se forboire (ou se fourboire) signifiait « boire avec excès » et « s’épuiser en buvant ». Il a disparu, mais son participe passé fourbu s’est conservé. Le mot signifiait d’abord « ivre » avant de prendre le sens moderne « épuisé ».


Gésir → gisant, gîte, gisement

Gésir, « être étendu », est attesté dès le Xe siècle. Aujourd’hui, on ne l’emploie plus que dans des formes figées (ci-gît). Mais ses dérivés sont nombreux : gisant (statue funéraire), gîte (abri), gisement (réserve de minerai). C’est l’un des cas les plus productifs d’un verbe fantôme.


Loisir → loisirs

Au départ verbe impersonnel, loisir signifiait « être permis ». Dès le XIIᵉ siècle, il devient nom, avec l’idée de possibilité, puis de « temps libre ». Le verbe a disparu, mais le nom loisir (au singulier et au pluriel) est resté extrêmement vivant.


Malfaire → malfaisant

Malfaire signifiait « faire du mal ». Le verbe a disparu, mais son participe présent malfaisant a survécu comme adjectif, employé pour qualifier une personne nuisible.


Mécroire → mécréant

L’ancien français avait créé mécroire, à partir de croire, pour désigner l’action de « ne pas croire ». Le verbe a disparu, mais son participe présent mécréant est resté. Utilisé comme adjectif ou comme nom, il garde un parfum de Moyen Âge religieux.


Méfaire → méfait

À partir de faire, on avait construit méfaire, « commettre une mauvaise action ». Le verbe a disparu, mais son participe passé méfait s’est substantivé et désigne encore aujourd’hui une faute ou un crime.


Portraitier → portrait

Le verbe portraitier, « faire un portrait », n’a pas survécu. Mais il nous a légué portrait, très courant. Un vestige lexical caché dans un mot que nous employons quotidiennement.


Rasseoir → rassis, rassir

Rasseoir signifiait « asseoir de nouveau » ou « remettre en place ». Il nous a transmis rassis, souvent utilisé pour du pain, puis par extension pour désigner une attitude « posée ». À partir de là, un nouveau verbe rassir a été formé, preuve de la créativité populaire.


Semillier → sémillant

Le verbe semillier signifiait « s’occuper, s’employer ». Il a disparu, mais son participe présent sémillant a survécu comme adjectif, au sens de « vif, enjoué, pétillant ».


Seoir → sis, séant

Seoir signifiait « être assis » ou « convenir ». Le verbe a disparu, mais deux héritiers restent vivants : sis (« situé », dans le langage administratif et juridique), et séant (« derrière », mais aussi « convenable » dans l’ancien usage).


Transir → transi

Du latin transire, « traverser », transir signifiait en ancien français « mourir », puis « saisir de froid ». Le verbe a disparu, mais le participe passé transi est resté. Il s’emploie aujourd’hui surtout dans l’expression transi de froid.


Ces verbes disparus sont comme des fossiles linguistiques : on ne les conjugue plus, mais leurs dérivés vivent toujours. Ils rappellent que la langue est une matière vivante, où les mots peuvent mourir tout en laissant une descendance solide.

Verbe disparuSens en ancien/moyen françaisDérivés encore en usage
AbererS’écarter, s’égareraberrant
ApencerConcevoir par la penséeguet-apens
BéerÊtre grand ouvertbéant, bouche bée
BienvenirAccueillir avec bienveillancebienvenu, bienvenue
DéchoirTomber d’un étatdéchu, déchéance
DélinquerCommettre une fautedélinquant
DesarreierMettre en désordredésarroi
ÉchoirArriver par droit, par destinéchéant, échu, échéance
FlorirFleurir (au sens figuré)florissant
ForfaireCommettre un délitforfait
ForsenierRendre furieux, rendre fouforsené
Se forboireBoire avec excès, se fatiguer à boirefourbu
GésirÊtre étenduci-gît, gisant, gîte, gisement
Loisir (verbe)Être permisloisir(s)
MalfaireFaire du malmalfaisant
MécroireNe pas croire, être incroyantmécréant
MéfaireCommettre une mauvaise actionméfait
PortraitierFaire un portraitportrait
RasseoirAsseoir de nouveau, remettre en placerassis, rassir
SemillierS’employer, s’occupersémillant
SeoirS’asseoir, être convenablesis, séant
TransirMourir, puis : glacer, faire frissonnertransi